Le chant des taulards

 

La prison est une boîte noire de laquelle ne sortent d'ordinaire que très peu d'images. Elle cercle, réunit et concentre tous les fantasmes. Ceux, bien sûr, des détenus ; les nôtres, également. Afin d'évacuer la caricature, on peut se souvenir d'Un prophète de Jacques Audiard, cinéaste du cliché lourd comme une enclume pour qui, entre sodomies et coups de lames, la prison est (juste) une industrie de la violence, une école à la dure. Au quotidien, nombreux sont les artistes qui interviennent en milieu carcéral, notamment pour conduire des ateliers vidéo. Certains ont suscité des témoignages remarquables, tels que l'expérience de Yoanne, 9 m2 pour deux ou encore Sans elle(s). Appelé par les Services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) à réaliser une comédie musicale au sein de la Maison d'arrêt d'Orléans, Jean-Gabriel Périot, souvent évoqué dans les colonnes de Bref, fait aujourd'hui partie de ceux- ci. Il a consacré deux « documentaires » tournés du côté des prisonniers. Autour du mot « documentaire » s'imposent ces guillemets, car Périot ne nous renseigne aucunement sur les lieux, les locaux, encore moins sur les conditions de vie internes. Rappelons qu'en prison, le « voir » est du côté du pouvoir. C'est lui décide de ce qui est « à voir », privant le détenu de l'opportunité d'une projection de soi, lui défendant d'échapper, ne serait-ce que virtuellement, à la clôture carcérale. Or, s'il y a bien une constante dans l'œuvre de Jean-Gabriel Périot c'est cette défiance (et on reste dans l'euphémisme) à l'égard des pouvoirs. Dans ces deux films, le réalisateur a cadré ce qu'on ne filme jamais : des corps et des visages libérant ainsi ce qui restait jusqu'à ce jour quasi inédit, une image de ceux qui étaient privés de (re)présentation. Filmés à un an d'intervalle, ces deux courts métrages partiellement improvisés et rigoureusement composés, ne cessent de jouer sur le hors-champ et constituent un diptyque traversé par une ligne franche : les murs de la Maison d'arrêt d'Orléans.

Contre-chant. Voir les prisonniers sans les voir, tel est le projet de Nos jours absolument doivent être illuminés, tourné le 28 mai 2011. Ce jour-là, à la demande du réalisateur, certains détenus interprètent des chansons de variété (Chanson pour Pierrot, Emmenez-moi, On ira tous au paradis, Tous les cris les SOS...) Leur concert est retransmis de l'autre côté de l'enceinte carcérale, où leurs parents les écoutent et, emportés par la musique, accompagnent de leurs pensées ou du bout des lèvres  ceux qu'on ne verra jamais, mais qu'on devine derrière le micro. Chantés dans une prison, ces « classiques » de la chanson française résonnent différemment. Leur écriture simple charge chaque plan d'intentions, d'émotions et d'histoires que l'on partage avec les proches de chaque détenu. À travers ces portraits in absentia, l'idée d'une famille séparée se dessine. On n'était peu habitué de la part de « JGP », cinéaste de l'ombre et réalisateur plutôt rock et combatif, à autant de lyrisme, de retenue et de lumière.

Chant. JGP n'a pas rempli sa mission (tourner la comédie musicale commandée par le SPIP) mais puisque Nos jours... bouleverse quiconque le voit, la même commande lui est une nouvelle fois confiée. Un an plus tard, accompagné de Gérald Kurdian, compositeur de talent, il retourne à Orléans pour filmer Le jour a vaincu la nuit. Son projet : jouer avec la fiction. Il demande donc aux détenus de raconter leur(s) rêve(s) et les cadre de près afin de ne dévoiler que progressivement le site, les murs de la prison. JGP soustrait la prison de ses plans, mais celle-ci perce et bruisse. Non, pas d'évasion. Face caméra, chacun s'exprime avec son style, avec ses mots, sa langue. Les rêves de réussite sociale, les phobies, les fantasmes sont parlés ou chantés, mis en musique, retravaillés en postproduction. Des microfictions s'animent sous nos yeux. Le lyrisme s'incarne dans ces hommes, ces femmes. La musique a un pouvoir intense. Le drame sous-jacent se fait discret. Les mots se font charnels. À travers ces portraits filmés en plan séquence, des visages humains, habitués d'autres cadres, trouvent là le moyen inouï d'une « resubjectivation », loin, très loin des stéréotypes.

 

Donald James
Bref magazine, septembre 2013